Le 15 novembre 1919, à Cambridge, la salle de conférence de la Royal Astronomical Society, était entièrement silencieuse. Face à la statue imposante d’Isaac Newton, un homme à la moustache fine, Arthur Eddington, s’avança solennellement vers l’estrade. Ce qu’il allait alors présenter dans quelques instants, ébranlera les fondements mêmes de la science et ainsi l’image que l’humanité se faisait de l’Univers.
Mais que pouvait bien annoncer ce physicien britannique de renom pour provoquer un tel séisme intellectuel ?
En fait, quelques mois plus tôt, Eddington se trouvait sur l’île de Principe, au large de l’Afrique où il y observait une éclipse totale de Soleil. Pas uniquement au nom de son intérêt pour l’astronomie, mais plutôt dans le but de tester une idée tellement radicale qu’elle allait défier deux siècles de physique newtonienne.
Les clichés ramenés de cette expédition révélèrent alors un détail inimaginable. Ainsi, pendant l’éclipse, les étoiles ne se trouvaient pas exactement là où nous les voyons d’ordinaire, leurs positions paraissant décalées.
Vous allez découvrir non seulement l’histoire d’une observation astronomique mais également la chronique d’une révolution intellectuelle : celle de la relativité générale, la théorie qui a redéfini l’espace, le temps et la gravitation, en transformant à jamais notre compréhension du cosmos.
L'attraction universelle : la révolution de Newton
Au commencement, une idée simple et vertigineuse. De manière contre-intuitive, ce qui fait tomber une pomme vers le sol est exactement ce qui maintient la Lune autour de la Terre, et la Terre autour du Soleil.
En effet, sur Terre, lorsqu’on nous lançons un objet, celui-ci suit alors une trajectoire courbe, appelée une parabole, avant de retomber au sol sous l’effet de la gravité.
Dès lors que nous augmentons de manière progressive sa vitesse de lancement, il parcourt de plus en plus de distance avant de toucher le sol.
Et si cette vitesse atteint une valeur suffisante, la courbure de sa trajectoire correspondra à la courbure de la Terre : c’est-à-dire qu’au lieu de retomber, l’objet restera en chute libre autour de notre planète et se mettra alors en orbite.
Ainsi la Lune tombe de la même manière que la pomme. Par contre, elle tombe toujours à côté de la Terre car elle a acquis cette vitesse.
C’est précisément cette idée incroyable qu’Isaac Newton avait saisie : la chute d’une pomme et le mouvement de la Lune obéissent à la même loi universelle.
En 1687, le physicien énonça alors sa loi de l’attraction universelle : chaque corps attire les autres avec une force qui dépend de leur masse tout en diminuant avec la distance. Cette équation est capable d’expliquer à la fois la chute d’un fruit et la danse majestueuse des planètes.
Au fil des siècles, des esprits brillants comme Lagrange, Laplace ou Arago affinèrent cette “mécanique céleste”. Ils développèrent ainsi la théorie du mouvement perturbé, capable de calculer l’influence que chaque planète exerce sur ses voisines.
Cette théorie repose sur le principe de moindre action, selon lequel la nature choisit toujours, parmi toutes les trajectoires possibles, celle qui minimise une certaine grandeur appelée “action”. Appliqué à la gravitation, ce principe permet de prédire avec une précision remarquable la dynamique des corps célestes ainsi que leurs perturbations mutuelles.
Et pourtant un mystère subsistait. Pourquoi Mercure, la planète la plus proche du Soleil, ne suivait pas tout à fait la trajectoire prédite ? Son orbite semblait plutôt légèrement tourner au fil du temps, un phénomène appelé précession.
Notons que ce type de décalage est en réalité attendu dans la théorie du mouvement perturbé, au même titre que d’autres effets connus comme les résonances entre orbites.
Mais, dans le cas de Mercure, une partie de cette précession restait inexpliquée tel un résidu minuscule, et pourtant suffisant pour défier la loi universelle de Newton.
Les calculs newtoniens expliquaient presque tout mais il manquait un minuscule décalage : 43 secondes d’arc par siècle. Une anomalie si infime et en même temps assez grande pour défier la loi universelle de Newton.
Fallait-il remettre en question toute la physique ou découvrir une nouvelle planète cachée ? La réponse allait attendre plus d’un siècle.
L’énigme de la lumière qui fissura la mécanique
Mercure continuait de défier les lois de Newton. Une énigme minuscule mais cependant suffisante pour faire vaciller une théorie vieille de deux siècles.
Et ajoutons que Mercure n’était pas l’unique mystère puisqu’un autre domaine fondamental de la physique, la lumière elle-même, commençait à révéler ses propres secrets ainsi que ses propres anomalies.
En 1676, l’astronome danois Ole Rømer observait les éclipses des satellites de Jupiter.
En comparant les horaires prévus et réels de ces disparitions, il remarqua alors un décalage étrange.
Ce dernier ne venait pas des planètes, mais de la lumière elle-même. Rømer comprit ainsi que sa vitesse n’était pas infinie.
Lorsque les satellites de la planète Jupiter passent derrière cette dernière, la lumière se doit de parcourir une plus grande distance pour parvenir, ce trajet supplémentaire provoquant le décalage observé.
Cette vitesse est colossale… mais finie : environ 300 000 kilomètres par seconde. Ce constat fut le premier choc pour les grands esprits du XVIIᵉ siècle.
Deux siècles plus tard, la lumière demeurait encore pleine de mystères.
En effet , nous la pensions transportée par le biais d’un milieu invisible, appelé l’éther luminifère, censé remplir tout l’espace et servir de “support” à ses ondes.
En 1887, les physiciens américains Albert Michelson et Edward Morley concevaient un dispositif ingénieux : un interféromètre capable de détecter le mouvement de la Terre à travers l’éther luminifère, ce milieu supposé transporter la lumière comme l’air transporte le son.
Leur objectif était alors clair : mesurer de minuscules variations de la vitesse de la lumière selon la direction du mouvement de la Terre, dans le but de prouver l’existence de cet éther et de déterminer ainsi sa vitesse relative par rapport à notre planète.
Pourtant le résultat de cette expérience fut un coup de tonnerre puisque la vitesse de la lumière était toujours la même et ce quel que soit le mouvement de l’observateur. Effectivement, aucun changement n‘a lieu lorsque la Terre se dirige vers ou s’éloigne du faisceau .
Ce constat venait contredire ainsi un principe vieux de plus de deux siècles, posé par Galilée : toutes les vitesses sont relatives au référentiel depuis lequel on les mesure. Du coup, pour la lumière, il semblait alors que ce principe s’effondrait.
Si la lumière se moquait de nos référentiels, les règles de l’espace et du temps se devaient pour cette raison d’être réécrites.
De l’éther à l’espace-temps
À la fin du XIXᵉ siècle, la physique se trouvait confrontée à une crise silencieuse. En effet, les équations de l’électromagnétisme, formulées par James Clerk Maxwell, prédisaient une vitesse de la lumière constante mais cette idée entrait en conflit avec la mécanique newtonienne et la relativité de Galilée.
Dans le but de résoudre ce dilemme, le physicien néerlandais Hendrik Lorentz imagina alors une solution mathématique : modifier les mesures d’espace et de temps pour tenir ainsi compte de la vitesse de la lumière.
Ces équations, aujourd’hui connues sous le nom de transformations de Lorentz, expliquent pourquoi aucune expérience, pas même celle de Michelson et Morley, ne fut capable de détecter le mouvement de la Terre à travers un hypothétique “éther luminifère”.
Mais Lorentz n’était pas le seul sur cette piste. En France, Henri Poincaré travaillait dès 1895 sur ces mêmes problématiques. Il développa alors le groupe de Poincaré, un cadre mathématique intégrant les transformations de Lorentz dans une vision plus large de la symétrie des lois physiques. En juin 1905, un mois avant Einstein, le même Poincaré fit paraître un article, lequel jeta les bases conceptuelles de ce que nous appelons aujourd’hui la relativité restreinte.
Lorsque, en septembre 1905, Albert Einstein publia à son tour son article “Sur l’électrodynamique des corps en mouvement”, il y apportait une rupture conceptuelle décisive en déclarant que l’éther luminifère n’existait pas.
En un geste, il supprima le support hypothétique de la lumière et tout en réconciliant le principe de relativité avec l’électromagnétisme, en posant que la vitesse de la lumière était la même dans tous les référentiels.
Prenant en compte les travaux de chacun en parallèle, le prix Nobel de physique Steven Weinberg affirme que Poincaré et Einstein doivent effectivement être considérés comme les cofondateurs de la relativité restreinte. Le célèbre physicien Roger Penrose parle même de “la relativité restreinte de Poincaré et d’Einstein”.
Et, comme le rappellent Jean Hladik et Michel Chrysos, l’histoire complète de cette révolution intellectuelle ne peut se raconter qu’en reconnaissant la contribution essentielle de tous ses acteurs.
Dorénavant avec la relativité restreinte, espace et temps cessent d’être absolus et deviennent les deux faces d’une même réalité appelée désormais : l’espace-temps.
Ajoutons que cette vision, encore incomplète, allait bientôt s’étendre à la gravitation elle-même.
La gravité selon Einstein
En 1905, grâce à la relativité restreinte, Einstein avait redéfini l’espace et le temps. Mais il lui restait à affronter l’énigme de la gravitation.
Ainsi de quelle manière intégrer l’héritage de Newton à cette nouvelle vision de l’Univers ?
Aux yeux de Newton, la gravité était une force agissant instantanément entre deux masses. Mais cette idée contredisait un principe central de la relativité : rien ne peut se propager plus vite que la lumière.
En 1907, Einstein eut ce qu’il appellera plus tard “la pensée la plus heureuse de sa vie”. Il imagina un homme en chute libre : à l’intérieur de sa cabine, tous les objets y flottent.
Pour cet homme, il n’y a plus de gravité. Cette intuition devint le principe d’équivalence : les effets de la gravitation sont ainsi localement indiscernables de ceux d’une accélération.
Ce principe suggérait alors que gravité et mouvement accéléré étaient deux aspects d’un même phénomène.
Il ouvra alors la porte à une idée vertigineuse : la gravitation n’est pas une force, mais plutôt la manifestation de la courbure de l’espace et du temps.
La matière par sa seule présence le déforme, un peu à la manière d'une bille dans de la gélatine déformant la matière autour d’elle dans le but de prendre sa place.
Afin de bien comprendre, imaginons maintenant par exemple deux aventuriers partant d’endroits différents et marchant en quête du pôle Nord.
Ils se déplacent alors tous les deux en ligne droite en direction de ce dernier, avançant parallèlement l’un à l’autre.
Mais, vu l’immensité de la Terre, ils n’ont pas conscience que celle-ci est courbée. Petit à petit, à mesure qu’ils progressent, ils vont se rapprocher comme attirés l’un par l'autre jusqu'à se rencontrer au pôle Nord.
C'est la grande idée de cette théorie. L’univers n’est pas simplement un contenant rigide mais bien une structure malléable que la présence de matière déforme et courbe, induisant l’attraction entre les corps qu’il contient.
Pour décrire cette courbure, Einstein s’appuya sur un concept issu de la géométrie différentielle : la courbure de Gauss, laquelle mesure comment une surface se déforme indépendamment de l’espace dans lequel elle est plongée.
Cette approche, généralisée par le mathématicien Bernhard Riemann au XIXᵉ siècle, permet d’étendre alors l’idée de courbure aux espaces à plusieurs dimensions, y compris à l’espace-temps.
Remarquons que, ne maîtrisant pas encore tous les outils mathématiques nécessaires, Einstein fit appel à son ami Marcel Grossmann, brillant mathématicien, lequel l’aida à intégrer cette nouvelle géométrie dans ses équations.
Ainsi, la relativité générale naquit de la rencontre entre une intuition physique profonde et un langage mathématique capable de la décrire avec précision.
En 1915, après dix années de travail acharné, parfois ponctuées de désillusions, de retours en arrière et d’impasses mathématiques, Einstein parvint enfin à présenter la théorie de la relativité générale.
L’un de ses défis majeurs fut de rendre ses équations covariantes, c’est-à-dire valables dans tous les systèmes de coordonnées, condition essentielle pour une théorie vraiment universelle.
Dans sa forme finale, la théorie affirme que la matière et l’énergie déforment la géométrie de l’espace-temps, et que les corps suivent naturellement ces courbures, telles des billes glissant sur une surface incurvée.
Et si l’espace est courbe, la trajectoire de la lumière, elle aussi, doit se courber lorsqu’elle frôle un objet massif, comme par exemple, le Soleil. Une prédiction qui, si elle se vérifiait, confirmerait la théorie et ferait vaciller les fondations de la physique classique.
Mais comment la prouver ? En effet, le Soleil est bien trop lumineux pour voir les étoiles derrière lui. À moins qu’une éclipse totale ne vienne masquer son éclat.
En 1919, une telle éclipse allait offrir à Arthur Eddington l’opportunité de trancher et d’inscrire le nom d’Einstein dans la légende.
Conclusion
Ce 15 novembre 1919, dans une salle silencieuse de Cambridge, Arthur Eddington annonça le verdict. Les mesures de l’éclipse confirmaient effectivement la prédiction d’Einstein. La lumière s’était bien courbée au passage près du Soleil.
En une journée, Einstein passa de l’anonymat relatif à la célébrité mondiale. Newton avait décrit la mécanique des cieux. Einstein, lui, venait d’en remodeler la géométrie.
De plus, la relativité générale n’était pas seulement une nouvelle théorie : c’était une nouvelle manière d’appréhender l’Univers.
Elle ouvrait ainsi la voie à la cosmologie moderne, aux trous noirs, aux ondes gravitationnelles et à un siècle de découvertes qui, encore aujourd’hui, repoussent les frontières de notre savoir.
De la chute d’une pomme aux courbes invisibles de l’espace-temps, l’histoire de la relativité est celle d’un voyage où la curiosité humaine a transformé notre vision du monde.
Et ce voyage ne faisait que commencer…